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REVALORISONS NOTRE LUTTE TRADITIONNELLE.

(Wal Fadjri, 19 juin 2005)

J’envie ceux qui ont pu assister au gala de lutte qui a eu lieu le samedi 14 mai 2005 au stade Léopold Sédar Senghor. Trois grands combats ! Ce devait être du joli.
Dommage qu’il ne fût pas permis aux lutteurs d’enterrer quelques fétiches comme ils avaient coutume de le faire ! Etait-ce pour ne pas détériorer la pelouse de nos footballeurs ? Certes, mais enfin si nous continuons sur cette lancée, nous risquons un jour, d’interdire les tamtams dans les stades. Notre lutte traditionnelle va de pair avec ses rituels qu’il faut respecter. Ceci nous amène donc à déplorer le manque de lieux adaptés à la lutte au Sénégal. Une grande arène, rien que pour elle, voilà ce dont nous avons besoin.
Les promoteurs ont leur argent, mais ce ne sont pas eux qui se mettent torse nu au milieu de l’arène. Ils doivent aussi savoir que les lutteurs ne sont pas des mendiants, et devraient signer avec eux des contrats plus décents. Quand un lutteur arrive en retard, on lui enlève 10.000 francs par minute, mais quand le combat est retardé pour d’autres raisons, les promoteurs n’ont de comptes à rendre à personne. Est-ce juste ? Ils devraient rajouter à chaque lutteur, au moins, 10.000 francs par minute. Et comme si cela ne suffisait pas, on apprend que près d’une semaine après ce super gala, les lutteurs couraient toujours derrière leurs reliquats. Vous rendez-vous compte ? Après les coups reçus, même pas de quoi acheter du « pirovalda », du beurre de karité ou des feuilles de khéwar. Vainqueur ou vaincu, on donne des coups et on en reçoit. Et croyez-moi, ce ne sont pas des caresses. Ceci est écœurant et honteux ! Les supporters ayant aussi leur mot à dire, je défends la cause de nos champions, d’autant plus que ce qu’on leur paye est passablement minable comparé à ce que perçoivent les footballeurs ou boxeurs de haut niveau. Ce n’est que depuis le temps de Mbaye Guéye, dans les années 70, que l’on a commencé à parler de millions.
Le Sénégal a toujours eu de grands lutteurs, mais on ne leur a pas souvent donné la place qu’ils méritaient. Les footballeurs par contre sont presque déifiés. A chaque victoire des « lions », la population est en liesse. Même notre président, malgré son âge avancé, est dans la rue et se mêle aux jeunes qui crient leur joie. Les footballeurs ont été accueillis par Wade, à l’aéroport, après leur lamentable performance en Tunisie, lors de la dernière Coupe d’Afrique des Nations. Le ministre des Sports accueille les coureurs du Dakar, et cite Sindiély (fille du président) comme modèle pour la jeunesse. Le tout est fait en grande pompe et médiatisé. Nos lutteurs qui représentent notre pays à des compétitions internationales, et reviennent avec des médailles, n’ont jamais droit à de tels honneurs. Ils sont purement et simplement oubliés. On a entendu le chef de l’Etat déclarer récemment : « Le Sénégal est un grand pays par ses hommes, ses femmes, son équipe de football, son équipe de rugby qui commence à sortir de l’ombre et par ses chanteurs. »
Rien ou presque n’est fait en faveur de la lutte, quand bien même des écrivains, des chanteurs, des peintres, des cinéastes et des sculpteurs ne cessent d’être les chantres de cette discipline traditionnelle. Soulignons toutefois que grâce à des lutteurs comme Tyson, des jeunes se sont, ces dernières années, intéressés à notre lutte. Les lutteurs et les supporters accomplissent leur devoir, c’est donc à l’Etat et aux promoteurs de faire le leur. Où sont les arènes ? Dans beaucoup de villes, il n’y en a carrément plus. Comme pour le cinéma, il y a bien des films, mais où sont les salles de projection ?
Je me souviens que quand Falaye Baldé était au sommet de sa gloire, il y avait même des tissus à son effigie. J’ai rencontré Falaye, il y a quelques années de cela, et je n’ai pu m’empêcher de penser tristement : « C’est donc ça, le sort d’un grand champion. » Il est vrai que nos lutteurs ne sont pas des bacheliers, mais nos footballeurs ne sont pas tous des maîtrisards, même s’ils s’efforcent de rouler les « r » autant qu’ils font rouler leurs voitures de luxe. Je n’ai rien contre le foot, c’est un sport parmi tant d’autres. Il m’est arrivé d’assister à quelques « navetanes », je connais au moins une dizaine de noms de joueurs et j’ai regardé à la télé le dernier quart d’heure du match France-Sénégal, lors de la coupe du monde 2002. J’avais failli esquisser quelques pas de danse…
S’il y a un budget pour l’équipe nationale de football, il doit aussi y en avoir un pour la lutte traditionnelle sénégalaise. Cet argent pourrait servir à construire des arènes dans toutes les villes du pays, car cela ne fait plus partie des préoccupations de certains maires. Il servirait aussi à payer nos champions pour qu’ils s’y rendent, ne serait-ce que pour des « bakk ». A encadrer les « mbër », comme on encadre les footballeurs et autres sportifs de haut niveau, suivi médical, assurance sociale... Et les promoteurs pourront toujours continuer leurs activités, pourvu qu’ils aient plus de respect pour les lutteurs, et que leurs contrats soient plus justes. Ils devraient aussi penser à organiser de grandes manifestations ailleurs qu’à Dakar. Quel grand combat s’est déroulé à Louga ou Tambacounda ? Le lutteur nommé Bombardier fait des efforts à Mbour, mais s’il n’est soutenu par qui de droit, il risque de ne pas s’en sortir. Avant, il y avait des « mbapat » partout, et nos « stars » ne luttaient pas qu’à Dakar. Je revois Landing Diamé venir à Bambey, défier Gougne, notre champion local.
Et pourquoi pas une émission hebdomadaire à la télévision, pas seulement en morte saison, pour montrer les combats des années soixante-dix, par exemple ? Les exploits de Mbaye Guéye, Robert Diouf, Doubal Less, et j’en passe, les « bakk » de Mame Gorgui, et que sais-je encore. « Ndeysaan ! El Hadj Mansour, sama yaram dawna ! » Qu’on se souvienne des temps de Fodé Doussou Banka, Falaye Baldé, Doudou Baka Sarr, Ibou Senghor, Saa Ndiambour, « ku lim, juum… »
Si Muhamed Ali premier du nom est une star internationale, c’est parce qu’il vit dans un pays qui a su donner à sa discipline la place qu’elle méritait. Notre lutte traditionnelle n’est en rien inférieure à la boxe, au judo, au karaté, etc., et elle pourrait bien figurer aux jeux olympiques. Pourtant nous l’avons tellement minimisée que certains Sénégalais pensent que la lutte gréco-romaine lui est supérieure. En quoi ? La lutte est sans doute un des sports de combat les plus anciens, avec ses variantes selon les sociétés.
Regardons par exemple le sumo, la lutte traditionnelle japonaise, devenue un sport international. Des tournois et des championnats sont organisés un peu partout dans le monde, en Russie, au Brésil, en Hollande, en Hongrie, en Allemagne, en Suisse... Même les femmes s’y mettent. Les lutteurs sont des bulldozers dont le poids avoisine parfois les 250 kg. Leur tenue qui ressemble en tous points à un string, n’est pas des plus décentes, comparée à nos « ngémb ». Avant le combat, ils se livrent, eux aussi, à tout un tas de rituels, pour éloigner les mauvais esprits, pour intimider l’adversaire, pour demander l’attention et la faveur des dieux. Ils boivent aussi leurs « saafara », et répandent du sel pour purifier les lieux.
Notre lutte est un peu violente, certes, mais la boxe, qui est nettement plus cruelle et dangereuse, est pourtant plus considérée. Je n’ai jamais entendu parler d’un lutteur tué par les coups de son adversaire.
Lors d’un concert d’Alioune Mbaye Nder à Paris, Tyson avait déclaré : « C’est ici que je veux livrer mon prochain combat. » Est-ce que les promoteurs l’avaient entendu ? Ali et Forman ont boxé au Zaïre, pourquoi Tyson et Yikini ne pourraient-ils pas s’affronter à Paris, Milan, Los Angeles ou Tokyo ? La lutte traditionnelle sénégalaise n’a rien des combats de coqs, c’est un sport noble qui doit être hissé au rang qu’il mérite. Mais vu comme elle est considérée aujourd’hui, on peut penser que si le foot avait été inventé au Sénégal, il n’y aurait jamais eu de coupe du monde.
Optimiste cependant, je rêve du jour où un boxeur américain prendra Mouhamed Ndao comme surnom.

Bathie Ngoye Thiam


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