(18 décembre 2004)
Il y a certes à la radio, surtout en période de ramadan, beaucoup
d’émissions de qualité sur l’islam et les devoirs
du musulman. Des érudits nous informent. On leur pose des questions
et ils répondent. Mais les musulmans du Sénégal ont la
particularité d’être des « taalibe », du moins
pour la plupart. Là, il y a une criante carence d’informations,
et on nous laisse croire, dire et faire ce que nous voulons. Est-ce que ceux
qui savent ont le droit de nous lâcher dans les ténèbres
de l’ignorance ? Qu’y a-t-il de tabou à dire la vérité,
surtout quand il s’agit de religion ? N’est-il pas dit : «
Cherchez la science, fût-ce jusqu’en Chine, car la poursuite de
la science est un devoir pour chaque musulman. » ?
Beaucoup d’entre nous croient que ce sont nos marabouts qui nous feront
entrer au Paradis. Qu’en disent les docteurs en la matière ?
Et pourquoi les marabouts, eux-mêmes, ne répondraient-ils pas
à la question, pour que nous puissions en avoir le cœur net ?
Quand on dit à un marabout : « Jebël naa la sama bopp aduna
ak alaaxira », qu’est-ce que cela signifie vraiment ? Est-ce que
les disciples du Prophète disaient cela ? Quels sont les devoirs et
responsabilités du marabout et ceux du « taalibe » ? On
ne demande qu’à savoir.
La plupart de nos parents ne savent des « tarixa » que ce qu’en
racontent les orateurs de rue, ce qui peut mener dans de grosses erreurs,
puisqu’ils ne disent pas tous la même chose. A la fin, on ne sait
plus à quel saint se vouer.
Il y a des mourides qui disent que Serigne Touba est Dieu. D’autres
affirment qu’il fut créé avant toute autre créature
et aurait même assisté Dieu dans la création des univers.
Je n’invente rien. Demandez autour de vous. Or, il me semble que le
Grand Marabout a écrit : « Je ne suis qu’un humble serviteur
de Dieu et du Prophète et maudits soient ceux qui ne me prendront pas
pour tel. » Pourquoi ne nous rapporte-t-on pas ces paroles ?
Chaque « taalibe » soutient que sa confrérie est la meilleure
et étale les miracles de son marabout. Si on traduisait en wolof «
LE MEMORIAL DES SAINTS » de Farîd al-Din Attâr (Ed. Seuil),
pour le lire à la radio, bien des Sénégalais seraient
surpris d’apprendre que d’autres saints, dans d’autres pays,
ont accompli d’autres miracles. Mais est-ce que la valeur d’un
homme de Dieu se mesure au nombre de ses miracles ?
Ce qui est grave chez nous, toutes confréries confondues, c’est
que nous nous servons d’anecdotes douteuses pour décrier autrui.
Issu d’un milieu mouride, je m’en limite à ce que j’entends
raconter autour de moi depuis ma plus tendre enfance. Vaut mieux balayer d’abord
devant sa porte. Car, si je parle des autres confréries, cela pourrait
être pris pour une attaque, ce qui n’est pas mon but. Mais dans
toutes nos confréries, les mêmes questions se posent.
Le mouride lambda se base sur le « Bureau de Ndar » pour dire
que les autres confréries ne valent rien. Les termes sont un peu durs,
mais en est-il autrement ? Il y a plusieurs versions. La plus connue est la
suivante (résumée) : « Boroom Ndar avait convoqué
tous les marabouts du Sénégal. Serigne Touba était numéro
4. On leur avait donné de la viande de chien à manger. –
D’aucuns disent que c’était du mouton, mais qu’on
y avait injecté du sang de chien.- Ils s’étaient tous
régalés, sauf un : numéro 4. Après, des chiens
aboyaient dans leurs ventres. Il leur fut demandé de « signer
» que Dieu n’existe pas et que le paradis est un leurre. Ils signèrent
tous, sauf un : numéro 4. Et ils reçurent chacun un paquet de
sucre et 500 francs pour leur docilité. » Gora Diouf, dans une
chanson merveilleusement rimée en wolof, nous apprend que quiconque
« signait », recevait un coup de pied. Et Serigne Touba aurait
même boxé deux « tubaab » en entrant dans le bureau.
Où sont les témoins ou ceux qui ont entendu leurs récits
? Où sont les archives ? Pourquoi les autorités religieuses
ne confirment pas et n’infirment pas ces dires tant répandus
dans les populations qui y croient fermement, ce qui peut nuire à la
bonne entente des confréries ?
Nous connaissons l’histoire avec le lion affamé, la prière
sur la mer, la prison où l’archange Djibril faisait du thé
pour Serigne Touba… L’océan qu’on a fait reculer
à Yoff, etc.
Il y a tellement de versions de ces histoires qui ne sont pourtant pas si
lointaines. Les hadith qui datent de plus de 13 siècles sont plus fiables,
car on nous dit : « Untel, puis untel, puis untel qui a entendu le Prophète…
» Savoir la vérité, une fois pour toutes, serait salutaire
à la religion.
Pour continuer dans la même lancée, on nous dit que Mame Cheikh
Ibra Fall allumait sa pipe en la tendant vers le soleil. Fumait-il ? Pourquoi
donc interdit-on de fumer à Touba ? Et qui n’a pas entendu parler
du jour où les « taalibe » avaient décidé
qu’il fallait réciter la sourate Fatiha avant de manger ? Mame
Cheikh Ibra s’éleva vers le ciel avec le bol et dit : «
Qui ne peut pas venir ici, ne mangera pas. » Je laisse aux orateurs
de rue et aux chanteurs le soin de vous en raconter d’autres. Je voulais
juste souligner l’emprise de ces croyances sur le peuple.
Un jour, nous étions en train de défricher le champ d’un
marabout. Un garçon fut mordu par un serpent. J’entendis un vieil
homme crier : « Trouvons quelqu’un qui a Mbacké comme patronyme
! » Est-ce que tout Mbacké-Mbacké a ce pouvoir ? Voilà
des choses à expliquer clairement aux « taalibe ».
On dit aussi que quand votre voiture tombe en panne, vous n’avez qu’à
répéter sept fois « Serigne Fallou Mbacké ».
J’avoue que je l’ai essayé une fois, et ça avait
« marché ». C’était la nuit, dans un village
paumé. Un chauffeur qui passait m’avait aidé, au moment
où je ne m’y attendais pas.
J’ai ouï dire que quand on va au Magal de Touba, on n’a pas
besoin d’effectuer le pèlerinage à la Mecque - un des
piliers de l’islam. Et d’aucuns vont jusqu’à le justifier
en citant des marabouts mourides qui n’ont pas fait le pèlerinage,
alors qu’ils en avaient les moyens. Ne serait-il pas temps de demander
aux marabouts de nous expliquer ce qu’il en est ?
Une autre question : Pourquoi les « baay faal » sont-ils exemptés
d’au moins deux des cinq piliers de l’islam : la prière
et le jeûne ? Certains disent que Mame Cheikh faisait jeûner les
nourrissons, le bétail, la volaille, tout ce qui vivait. Que ceux qui
savent nous expliquent !
Et surtout, c’est quoi le « adiya » ? Est-ce une obligation
? Peut-il remplacer l’aumône prescrite par l’islam ? A qui
le donner ? Dans quel but ? Est-il normal qu’un marabout fasse le tour
de ses « taalibe » pour le réclamer ? Peut-on changer de
marabout ou de confrérie ? Est-ce que le « taalibe » appartient
à son marabout ? Est-ce qu’un marabout a le droit de pourchasser
un « taalibe » qui ne veut plus être le sien ? Quand on
pense que ce que dit l’islam diffère de ce que dit son marabout,
que doit-on faire ? Que se passe-t-il quand le disciple connaît l’islam
mieux que son marabout ? Est-ce que la sainteté est héréditaire
?
Peut-on, avec de l’argent, acheter un billet pour le paradis ? Beaucoup
pensent qu’on peut faire tout ce qu’on veut, puis aller voir son
marabout, lui donner de l’argent et recevoir ses bénédictions.
Un Sénégalais de Belgique m’a dit : « Moi, je vends
de la drogue. Je ne le cache pas. Mes parents le savent. Je leur ai dit :
« Ecoutez, l’argent que je vous envoie vient de là, donc
priez pour moi. J’ai emmené mon père à la Mecque,
j’ai des taxis qui roulent à Dakar. A chaque fois que je vais
au Sénégal, je donne mon « adiya » à mon
marabout et il prie pour moi. Rien ne peut m’arriver. » On voit
aussi des chauffeurs conduire comme des dingues et dire : « Serigne
Untel amul moroom. »
Un débat qu’on esquive tout le temps, porte sur la tradition
des 2 ou 3 korités. S’il est interdit de jeûner le jour
de la korité, n’est-ce pas un péché d’entendre
des musulmans dirent « Nous avons vu la lune » et de jeûner
quand même ? Ou ne considère-t-on pas les autres comme des musulmans
? Ou si le chef religieux qui prend la décision, a reçu une
révélation divine, qu’il nous le fasse savoir. Mais il
y a des « taalibe » qui, même s’ils voient la lune
de leurs propres yeux, et que leur marabout dise « Pas de korité
demain», se persuadent que ce n’est pas la lune qu’ils ont
vue, mais la queue de Satan. Est-ce normal dans un pays qui se targue d’être
une terre d’islam, berceau de saints inégalables ? Ou y a-t-il
un islam spécialement conçu pour le Sénégal ?
Nos saints, justement, ont beaucoup écrit. On parle de sept tonnes
pour Serigne Touba. Pourquoi ne pas traduire leurs textes et les faire connaître
aux disciples, au lieu de les laisser se baser sur des conjectures et des
récits contradictoires ? Pourquoi ne pas en parler à la télé
et à la radio, pour nous éclairer, nous dire exactement ce qu’il
en est ? Ceux qui font les émissions religieuses devraient inviter
les marabouts ou aller les interroger, pour édifier les « taalibe
».
Les fondateurs des confréries qui se respectaient et avaient, pour
certains, des liens de parenté, prônaient la paix, la tolérance
et le pardon. A leurs ennemis, ils pardonnaient. Ils recevaient d’ignobles
traitements, entendaient toutes sortes de calomnies, mais ne criaient jamais
vengeance. Ils ne donnaient que du bien en retour. Maintenant, quiconque dit
le moindre mot sur un marabout, est attaqué par ses disciples. En reçoivent-ils
l’ordre ou le font-ils d’eux-mêmes ? Je n’ose croire
que des marabouts envoient leurs disciples bastonner untel ou untel, saccager
les locaux de tel journal ou importuner autrui en bloquant la circulation,
ce qui serait contraire à leur mission et à l’esprit de
leurs aïeuls qu’ils représentent aujourd’hui. Un journaliste
étranger, si ma mémoire est bonne, avait écrit un terrible
article sur Serigne Abdou Lahat. Ce dernier avait déclaré :
« On m’a lu l’article. J’ai tout entendu. Je ne demande
à personne de réagir. »
Mais il faut dire qu’il y a disciples et disciples. Ces dernières
années, les jeunes se ruent en masse vers les confréries. Certains
par conviction, d’autres, disons-le, pour des raisons nettement moins
louables. Le chômage et la conjoncture économique y sont sans
doute pour quelque chose. Avant, pas mal de gens, comme certains rapatriés
d’Europe ou d’autres malchanceux qui « échouaient
» dans la vie, jouaient au fou pour avoir la paix. Maintenant, la bouée
de sauvetage est le « tarbiiyu ». Qui, au Sénégal,
va reprocher à son fils ou son voisin de se consacrer entièrement
au service de Dieu ? Visitez les maisons des marabouts, vous y trouverez beaucoup
de jeunes logés et nourris. - Les « adiyas » servent aussi
à cela. - Et il y en a qu’on retrouve, la nuit, dans des endroits
pas vraiment recommandés. Dans les rues des grandes villes, pullulent
de nouveaux « baay faal » qui n’ont pas à prier et
jeûner. Ils n’ont même pas besoin d’apprendre le Coran.
Je n’en dis pas plus. A chacun sa voie. « Sutura ak maandu. »
Mais séparons le bon grain de l’ivraie.
Pour terminer, quels rapports doivent s’établir entre pouvoir
religieux et pouvoir politique ?
On a entendu un marabout déclarer que c’est grâce à
lui qu’untel a été nommé à tel poste. On
a vu un ministre démis de ses fonctions faire le tour des marabouts
pour se plaindre, on a vu des gens aller voir les marabouts parce qu’ils
ont des litiges avec l’État. La liste serait longue. On a aussi
entendu des marabouts donner des consignes du style : « Votez pour untel.
» On a vu un marabout s’évader de prison en envoyant ses
gardiens lui chercher quelque chose. Maintenant que des chefs religieux ont
des partis politiques, doit-on les voir comme des politiciens, des marabouts
ou les deux ? Pour qui doivent voter leurs « taalibe » qui, depuis
des années, militent dans d’autres partis ? Qu’en disent
les érudits de l’islam ?
Il ne s’agit pas de dénigrer – que Dieu nous en préserve-,
mais de demander des éclaircissements qui ne peuvent que purifier les
confréries et aider aussi bien les marabouts que les disciples à
mieux accomplir leurs devoirs.
BATHIE NGOYE THIAM