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HOMMAGE AUX VIVANTS OU DIALOGUE AVEC LES AINÉS

(LE SOLEIL, 10 août 2004)

J’ai souvent lu dans les colonnes du « Soleil » des hommages à d’illustres disparus. Certains sont si émouvants que j’en ai les larmes aux yeux. Sans blague. Et je me demande si Abdou Diambaar reçoit notre quotidien national pour le lire aux concernés.
Mais comme l’a dit Ndiaga Mbaye, mon chanteur préféré, à qui je rends hommage, « Kolëre ginaaw lay feete waaye kolëre kanam it baaxna. » J’estime que cela me donne le droit de rendre hommage à des vivants. Pourquoi doit-on attendre que les gens soient morts pour dire le bien qu’on pense d’eux ?
Ce qui me pousse à écrire ce texte, c’est que j’ai constaté, à ma grande tristesse que nos jeunes n’ont plus d’idoles, de héros, de modèles dignes de ces noms. Ils souffrent d’un manque de dialogue constructif avec leurs aînés. Ils se rabattent alors sur des moins que rien comme moi ou sur ceux que les médias leur imposent. Au pays des aveugles, les borgnes sont rois. Je suis borgne, myope et « wannet », mais à ceux qui se sont adressés à moi, je vais parler de ceux qui m’ont marqué.
Je saute la famille pour ne pas tomber dans le narcissisme légitime.
Commençons par
LES ENSEIGNANTS :
Je cite Ismaïla Diène. Je l’eus comme « maître » quand je fus en CM2. L’amour qu’il avait pour sa profession et qu’il communiquait si bien à ses élèves en fit un monument à mes yeux. Avec lui, nous connaissions tous nos classiques. Ousmane Socé Diop, Abdoulaye Sadji, Camara Laye, Birago, Sembène, Olympe B. Quénum, Bernard Dadié, Mongo Beti, etc. On en savait sur la littérature africaine autant que des élèves qui sont actuellement en seconde, voire en terminale. Et il ne se limitait pas à l’Afrique. Ah ! Comme il était émouvant quand il nous lisait « Demain dès l’aube » de Victor Hugo ! C’était aussi un bon dessinateur qui accentua ma passion pour les arts plastiques.
Je pourrais parler de monsieur Badiane de Bindiona, actuellement à Nangalma, du regretté Omar Khar Fall... La liste serait trop longue.
Mais de tous mes enseignants, il y en a un que je mets sur le trône : Monsieur Ibrahima Fall. Il était le directeur d’un C.E.G (Collège d'Enseignement Général) de Bambey. Toute la ville le connaissait et lui vouait un profond respect, presque une vénération.
La quasi-totalité des élèves avaient des parents illettrés ne sachant rien de l'école française et de tout ce qui allait avec. Monsieur Fall prit alors la responsabilité d'être le parrain de tous. Il suivait ses élèves toute leur vie durant et Dieu sait qu'il en eut un grand nombre. Déjà au C.M.2, on le connaissait. Il passait souvent échanger quelques mots avec les instituteurs et en profitait sans doute pour examiner ses futurs élèves. C'était le principal de la "grande école". C'était surtout le père de famille. Il grondait comme le tonnerre, mais avait le visage d'un enfant enjoué. Tous ses élèves étaient fiers de lui. Sa pédagogie reposait en grande partie sur le travail et la discipline. C'était aussi un formidable comédien, qualité de l'enseignant chevronné qui connaît bien la psychologie de ses élèves. Il savait trouver le juste mot ou la bonne attitude pour les motiver, les pousser à se dépasser. « Stimuler le goût de l’effort et de l’excellence. »
Au C.E.G. Ibrahima Fall, car l'établissement méritait bien de porter son nom, c'était une tradition d'avoir cent pour cent de réussites au B.E.P.C. Le collège avait de petits moyens, mais de grands résultats. Monsieur Fall n'avait qu'une seule préoccupation : l'avenir des jeunes et par conséquent, l'avenir du pays. Avec son modeste mais noble rôle, c'était un des piliers de la nation. Beaucoup d’entre nous lui doivent d'être devenus ce qu'ils sont aujourd’hui. Aux filles comme aux garçons, il donnait les mêmes chances, les traitant sans discrimination, chacun selon ses problèmes et ses capacités. Abibatou Diallo, Yacine Ndiaye et Rokhaya Badiane furent, entre autres, des filles qui prouvèrent dans ce collège que l'intelligence n'a pas de sexe.
Monsieur Fall allait voir ses élèves dans leurs familles, discutait avec leurs parents et, selon leurs âges, leurs situations familiales et scolaires, il leur conseillait d'opter pour telle ou telle carrière. Pour vous dire, quand les élèves faisaient dans la rue quelque chose de pas très correct, ils craignaient plus d’être vus par Monsieur Fall que par leurs parents. Le Directeur était partout. Celui qu'il rencontrait le soir, à jouer au cow-boy devant le cinéma, avait intérêt à bien apprendre ses leçons avant de dormir.
Monsieur Fall, maintenant retraité, faisait partie d'une race d'enseignants que l'Afrique aura à pleurer quand elle disparaîtra, ces enseignants qui, malgré leurs salaires ingrats, restaient dévoués à leur devoir, sachant éduquer et guider leurs élèves, aussi bien entre quatre murs que dans la rue. Il était le papa de tous et nous lui en sommes reconnaissants. Mais comme un directeur ne fait pas tourner une école tout seul, laissez-moi rendre hommage à ses collègues d’antan : mesdames Diémé et Ramon, monsieur Abdoulaye Kébé à qui je dois mes premiers balbutiements, monsieur Ba, le grand frère, Serigne Bao, l’artiste, monsieur Mbaye, le scientifique et monsieur Ndour, le surveillant exemplaire.
Iba Der Thiam aussi a bien marqué ses élèves. Quand il fut enseignant à Lambaye, les villageois, conscients de tout ce qu’il faisait pour leurs enfants, en étaient arrivés à composer des chansons pour le remercier. Il mérite pour cela des hommages ngoyistes. Qui dit que seuls les chefs d’État et les ambassadeurs ont l’habilité à décerner des médailles ?
Il y a encore de bons enseignants au Sénégal, mais l’instituteur qui arrive en classe en se demandant comment payer son loyer, a du mal à motiver ses élèves. Qu’on se dise la vérité ! J’ai entendu un ministre de la Culture parler « d’accès à l’habitat » pour les artistes, celui de l’Éducation nationale doit suivre cet exemple. Revaloriser les enseignants, c’est promettre un avenir radieux à la nation.
LES ARTISTES
Je fus un fan de Sembène. Je le fus à tel point que quand je traversais des périodes difficiles, ma mère disait, pour me remonter le moral : « Quand Sembème Ousmane avait ton âge, il avait beaucoup plus d’obstacles, mais il les a surmontés en se comportant comme ci, comme ça… » Je la croyais et je suivais ses conseils. Je souris en y repensant car tout ce qu’elle savait de Sembène, c’était ce que je lui racontais. Donc Sembène a contribué à mon éducation et je lui rends hommage.
Quand j’étais en 5ème, je voulais faire du cinéma. Mahama Johnson Traoré me conseilla d’attendre le bac pour choisir entre le cinéma et autre chose. Je lui rends hommage. (J’ai eu l’honneur de le rencontrer, il y a quelques années de cela.) J’eus aussi une correspondance assez régulière avec le doyen Momar Thiam, le cinéaste que je ne pourrai jamais oublier. Bara Diokhané, le caméraman, est mon grand frère. Il m’a, sans s’en rendre compte, appris beaucoup de choses. Mais j’imagine qu’il ne se souvient même plus de moi.
LES « POLITIQUES »
Comme il y a des exceptions dans toute règle, permettez-moi de mentionner Cheikh Anta Diop. J’allais le voir à l’IFAN, quand j’étais en seconde au lycée Maurice Delafosse. A l’époque, je me croyais poète et il me conseillait d’écrire en wolof. Il me parlait comme un père parle à son fils. La dernière fois que je l’ai vu, il m’avait grondé en disant : « Tu es têtu ! Je t’avais dit d’écrire en wolof. » Depuis, il n’a plus jamais revu ma tête de raté. Vingt-cinq ans plus tard, je demande pourquoi je n’ai pas suivi ses conseils. On ne s’arrache pas mes poèmes chez les libraires.
AUJOURD'HUI
Nos célébrités actuelles semblent ne pas avoir le temps de parrainer, encadrer et conseiller leurs petits frères et petites sœurs. Tout ce que nos jeunes voient dans nos starlettes, stars et superstars, ce sont leurs comptes bancaires. J’exagère un peu, mais beaucoup me donneront raison.
Par contre, on remarque la ruée vers l’Islam. Le fils d’Abdallah est, en effet, le modèle par excellence. Je conseille à mes cadets de continuer dans cette voie tant qu’ils n’en arriveront pas à plastiquer les chefs-d’œuvre notre bâtisseur Goudiaby. On ne sait jamais par les temps qui courent.

Bathie Ngoye Thiam.


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