(LE SOLEIL, 21 avril 2004)
Deux vendeuses de poissons parlaient du maire de leur ville. Comme elles
passaient près de moi, je pus capter ces mots : « Qu’il
s’en aille ! Il ne connaît rien de la ville et personne ici ne
le connaît.» Cette ville, c’est Bambey, ce maire, Pape Diouf,
ancien ministre de l’Agriculture et de l’Elevage, actuel ministre
de la Pêche. Ironie du sort, une de ces vendeuses de poissons qui parlaient,
sans doute sans le savoir, du ministre de la Pêche, illettrée,
bien entendu, portait un t-shirt blanc sur lequel on pouvait lire, devant
: « Bambey, ville propre » et derrière : « PAPE DIOUF,
l’espoir. »
On dit que Bambey est la ville la plus pauvre et la plus sale du Sénégal.
Pape Diouf, en débarquant avec une valise bourrée de fric et
promettant la propreté, avait fait naître l’espoir. Il
n’avait qu’à distribuer des sous pour être élu.
Pas besoin de programme ou d’autres discours. On raconte qu’il
déclarait avoir des millions de francs à distribuer, rien que
pour avoir la commune. Combien avait-il exactement, je ne saurais vous le
dire, mais il en donnait, de l’argent, pour avoir des voix. Une de mes
sœurs alla le voir avec ses copines, il leur donna de l’argent.
Elles partirent changer leurs vêtements et revinrent, il leur donna
encore de l’argent. Même des gars du P.S. faisaient la queue.
25000, 50000, 80000 francs... Que voulez-vous ? Quand des billets de banque
tombent du ciel, ce serait idiot de faire la fine bouche.
« Bambey, ville propre ! » Laissez-moi pleurer car ici, le rire
n’est pas permis.
On ne fait pas cinq mètres sans heurter un tas d'immondices. Mais il
arrive qu’on voie le matin une charrette, avec un âne squelettique
dont la croupe est meurtrie par le bâton du conducteur qui marche à
côté, transporter quelques kilos d’ordures. Quand on la
suit, on se rend compte que ces ordures sont jetées dans la ville,
en face du C.E.M. Ibrahima Fall (pardon, Diery Fall). Est-ce du leurre, de
l’hypocrisie ou un manque de compétence ? Je n’en sais
rien. Toujours est-il que cette charrette ramasse des ordures déposées
dans des demi-barriques fournies par la mairie. Pour en avoir une, il faut
débourser 500 francs de caution, plus une certaine somme à payer
chaque mois. Les « barigo » (c’est ainsi qu’on les
appelle) ont dû rapporter beaucoup de sous à la municipalité,
vu qu’on en trouve partout. Mais la mairie n’a pas tenu sa promesse.
Les « barigo » vidés une fois par semaine, dans le meilleur
des cas, sont souvent renversés sur place. On trouve plus d’ordures
à côté qu’à l’intérieur. Il
y a de toute évidence une carence de « sareetu mbaam ».
Avec votre permission, monsieur le maire, je pourrais écrire à
Fada pour lui demander de nous envoyer des ânes, s’il en a en
réserve. De toute façon, la plupart des rues de Bambey sont
des poubelles, donc à quoi bon payer ? On devrait laisser les ânes
en paix et acheter une voiture de ramassage d’ordures, avec des employés
payés par la mairie. Mettre les ordures dans un camion et les jeter
loin de la ville, à défaut de les incinérer. Voilà
la vraie solution. Pour quelqu’un qui peut distribuer des millions de
francs, cela ne devrait poser aucun problème.
La place de l’Indépendance dont il ne reste plus que le nom,
est balayée la veille du 4 avril, sa toilette annuelle. Et que dire
du « jardin public » ? Par pudeur, je ne décrirai pas ce
lieu, une merveille, il y a de cela une trentaine d’années, devenue
surtout en hivernage le paradis des cochons friands de boue et d’odeurs
fétides.
Des hérissons, on n’en trouve que dans les champs et non dans
une ville digne de ce nom. Avant, quand on en voyait un dans la nuit du jeudi
au vendredi, ce qui était rare, on l’arrêtait. Il se mettait
en boule. On formulait alors des vœux, on lui crachait dessus et on le
laissait s’en aller. Maintenant, il y en a tellement qu’il faudrait
répéter la chose tous les cents mètres. Les « kagna
» aussi sont légion. La nuit, vous voyez ces bestioles chercher
leur chemin à vos pieds.
Bambey est une ville ou le « daral » (marché du bétail)
se trouve en plein centre-ville. On s’y croirait dans l’arche
de Noé. Si nos rues étaient des champs, nous n’aurions
pas besoin d’engrais. Les ânes, les chevaux, les chèvres,
les cochons et les chiens font du beau travail en laissant partout leurs excréments.
Bambey est devenu une ville-poubelle. Osons le dire et mourir s’il le
faut. Même devant la porte de la mairie, les ordures s’entassent.
Je ne vous apprends rien, n’est-ce pas, monsieur le maire ?
Des enfants qui ont à peine dix ans, ne sachant rien du code la route,
conduisent des charrettes sur nos routes, sous l’œil indifférent
des gendarmes. Les accidents sont fréquents. Abdou Khoumous Ka peut
en témoigner, lui qui s’est retrouvé paralysé.
Et les pauvres bêtes reçoivent des coups de « xiir »
(cravache) à chaque foulée, et pas n’importe où.
Les sadiques garçons ont le doigté pour toucher là où
cela fait le plus mal, entre les jambes. Le lundi, jour du marché,
la télé devrait venir filmer le spectacle.
Ce qui est le plus frappant est le nombre sans cesse croissant des cochons
qui sillonnent nos rues. Ils se multiplient et se multiplient. A ce rythme
là, il y aura bientôt plus de cochons que d’habitants à
Bambey. (Si au moins on pouvait les manger ! Pourquoi ne pas exporter de la
viande de porc vers l’Europe, histoire d’équilibrer la
balance commerciale ? « Cochons ayant respiré l’air de
Bambey ! » On ferait un tabac, j’en suis sûr.) Ces porcs
ont quand même une utilité, ils bouffent tout ce qui traîne
et contribuent ainsi au nettoyage de la commune. « Bambey, ville propre
», n’est-ce pas le slogan du maire ?
En saison d’hivernage, il n’y a plus de gauche ni de droite quand
nous circulons dans nos rues. Piétons, voitures, charrettes, mobylettes,
allant dans un sens ou dans l’autre, sont obligés de prendre
le côté le moins touché par les flaque d’eau stagnantes.
Et la nuit, les charrettes et « vëtiir » n’ont aucune
lumière, il faut entendre les pas du cheval ou de l’âne.
Car, pour ce qui est de l’éclairage, c’est bien dommage
que ce ne soit pas toujours la pleine lune.
Bambey a perdu son âme. L’état pitoyable des Arènes
Pierre Senghor reflète à merveille celui de la commune. Tout
s’effondre. Les acquis d’hier disparaissent aujourd’hui.
Même la salle de cinéma qui nous attirait tant n’est plus
qu’un lambeau où l’on projette des vidéos à
tendance pornographique ou d’une extrême violence. Oui, il fut
un temps où Bambey était une ville. En face de la mairie, un
bâtiment colonial porte encore l’enseigne « Etablissements
MAUREL&PROM », de quoi rendre nos grands-pères nostalgiques
de leur bon vieux temps.
Pour ce qui est de nos rues, il fut un temps où elles étaient
goudronnées. Je parle, bien entendu, d’un temps que les moins
de vingt ans ne connaissent pas. Heureusement que la nationale 1 traverse
la ville et permet ainsi à nos enfants voir de l’asphalte. Maintenant
toutes les rues sont ensablées ou devenues des dépôts
d’ordures. Rues-poubelles.
Faîtes le tour de la ville, monsieur le maire, pour vous rendre compte
de son état. Si marcher est trop pénible, je peux vous prêter
un vélo. L’inconvénient serait le sable et la poussière,
notre lot quotidien. Je suis désolé, mais la vérité
est du piment.
Les Bambeyois reprochent à leur maire de ne pas être proche de
la population, de n’avoir pratiquement aucun contact avec les notables,
dignitaires, tout ce que vous voulez, qui sont respectés et écoutés
dans la ville. C’est peut-être dû au cumul des mandats.
C’est ce que disent les détracteurs qui le savent pourtant très
proche de la population de Lambaye dont il serait originaire. Par contre,
tous reconnaissent qu’il a « la langue agréable ».
Mais les belles paroles ne suffisent pas. On lui reproche d’avoir exclus
les natifs de Bambey de son entourage pour faire appel à ses parents
et amis. De vieux militants du P.D.S., militants de première heure
comme on dit, voient cela comme une injustice.
Ses adeptes cependant nous disent qu’il a construit un nouveau dispensaire
au quartier Léona et est en train de rénover le marché
et la gare routière. Tout Bambeyois informé sait que le marché,
la gare routière, le dispensaire, etc., étaient des projets
élaborés par les socialistes. Le P.D.S. aurait même envoyé
des délégations spéciales pour barrer les travaux du
P.S. Cela n’en valait pas la peine, vu que les socialistes avaient dilapidé
tous les fonds. ( Il paraît que sous le P.S. rien que la facture de
téléphone de la mairie atteignait les 12 millions. Quiconque
voulait appeler son fils en Italie ou en Espagne savait où se rendre.)
Ceci est juste pour dire que Pape Diouf et son équipe n’ont aucun
mérite en se vantant d’avoir achevé les travaux de leurs
prédécesseurs. Ils n’avaient pas d’autres choix.
S’ils veulent du mérite, qu’ils créent des emplois
et nous leur en serons reconnaissants.
Pour l’instant, ils promettent, entre autres, d’électrifier
la ville, de bitumer les routes, de rénover la place de l’Indépendance
et les Arènes Pierre Senghor.
Le président de la république, Me Wade est venu, en personne,
décorer les paysans, événement fort médiatisé,
mais le mécontentement de la population passa sous silence. «
Nous ne voulons plus de Pape Diouf comme maire » fut écrit sur
les murs du stade où la cérémonie devait se passer, mais
fut vite effacé pour que Me Wade ne le voie pas.
En deux ans, monsieur le maire, les Bambeyois n’ont rien vu de concret,
rien que des projets et des promesses. Voilà pourquoi ils en ont marre.
Je me souviens du temps où Bambey était animé. Il y avait
des spectacles aux arènes, à la Maison des Jeunes et même
dans les rues. Aujourd’hui, un des rares spectacles est celui qu’offrent
les chiens errants qui jouent à faire peur aux chèvres.
Le marché est presque prêt, dit-on, mais ce marché, certes
une aubaine pour un certain temps, est de loin trop petit pour répondre
aux besoins de la population et ne peut malheureusement pas s’agrandir,
cerné par quatre routes. Un deuxième marché s’impose.
Si vous me consultez, monsieur le maire, je vous dirai où le placer.
Sachez au passage que je ne suis pas un poulet à qui l’on jette
des grains de mil, mais un Bambeyois qui aime sa ville.
Les mauvaises langues soutiennent que le marché et la gare routière,
c’est juste parce que cela rapporte de l’argent à la mairie,
grâce au « diouti » que doit payer le contribuable.
Mais ce dont Bambey souffre le plus, c’est d’être orphelin
de ses cadres, pour reprendre l’expression du Bambeyois Babacar Wade.
Nous avons produit des hommes politiques comme Mass Diokhané dont le
nom mérite bien une rue ou le stade, des architectes, des PDG, des
officiers dans l’armée, des sportifs de haut niveau, tout ce
que vous pouvez imaginer, mais qui se sont terrés à Dakar et
ont oublié la commune. Je ne les citerai pas, ils sont innombrables
et ils se reconnaissent. Il paraît qu’il y en a qui ont honte
de dire qu’ils sont originaires de Bambey. Certains, pour remplir leur
devoir de rendre visite à leurs parents, arrivent la nuit et repartent
tôt le lendemain. Ni vu, ni connu. Autrement, ils viennent passer une
heure ou deux le jour de la Tabaski ou quand ils rentrent du Magal de Touba.
Il y en a d’autres qu’on souhaite qu’ils ne viennent pas
souvent car on ne les voit que quand il y a des funérailles.
Depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, jamais
un natif de Bambey n’a été maire de cette commune. Et
pourtant ce ne sont pas des gens capables qu’il nous manque.
Bathie Ngoye Thiam