(Wal Fadjri, 02 mai 2003)
Je mesure deux mètres et vingt centimètres, 180 kilos, ceinture
noire de tous les arts de combat. Les habitants du quartier ont presque tous
peur de moi et me laissent faire tout ce que bon me semble. Les quelques uns
qui rouspètent parfois, évitent soigneusement de me barrer la
route. Et dans les conseils de quartier, toute décision que je n’approuve
pas, ne passe pas. Il y a quand même trois vieillards qui donnent leurs
opinions, sachant que ma bonne éducation ne me permet pas de les frapper.
Donc, je les laisse parler dans le vide et je fais ce que je décide.
Les chiens aboient, la caravane passe. Je ne me soucie que de l’opinion
de ma femme, car un homme qui n’est pas soutenu par sa compagne est
affaibli. Ma femme, je sais comment la flatter et lui mentir pour qu’elle
approuve tout ce que je fais et soutienne toutes mes décisions.
Seulement, voilà. Il y a trois voisins qui ne marchent pas au pas :
celui d’à côté, celui d’en face et celui de
derrière. Je dois y remédier pour que la vie du quartier soit
harmonieuse. Chacun a sa famille, certes, mais toutes les familles doivent
se ranger derrière la mienne. Qui n’est pas avec moi, est contre
moi.
Mon voisin d’à côté a la plus belle femme du quartier
et cette femme m’empêche de dormir. Vu ma place de chef suprême,
toutes les belles femmes doivent être à ma disposition. Voilà
plus de douze ans que je suis préoccupé par ce problème.
Je suis le plus fort, mais je ne peux tout même pas dire que je vais
tuer le voisin pour prendre sa femme.
Je me souviens alors qu’il y a quelques années de cela, mon voisin
d’à côté avait un chien enragé qui avait
même mordu un de ses propres enfants. Je convoque tous les habitants
du quartier et leur dis : « Mon voisin a un chien enragé qui
est une menace pour nous tous. Il doit le tuer ou nous allons le tuer nous-mêmes.
» Le voisin s’amène et déclare que son chien est
mort et enterré depuis longtemps. Je ne veux pas le croire et je ne
veux pas que les autres le croient. Je dis que si on n’agit pas à
temps, bientôt, il aura un lion. On décide alors de les séquestrer,
sa famille et lui, pour qu’ils ne puissent pas se procurer d’animaux
dangereux. Ils n’ont même plus le droit d’aller faire des
courses au marché. Nous leur jetons, tous les deux jours, une miche
de pain et une bouteille d’eau, par-dessus la clôture. Cela dure
depuis un mois, mais je n’ai toujours pas cette femme que je désire
tant. Je convoque encore les habitants du quartier :
- Il est séquestré, mais il continue de nourrir son chien enragé.
Si vous ne faîtes rien, moi, je vais l’attaquer, avec ou sans
votre aval. Je dois faire cette attaque préventive pour protéger
ma famille, car ce chien peut à tout moment, sauter par-dessus la clôture
et venir mordre mes enfants.
Ma femme est touchée par le souci que je me fais pour notre progéniture.
Les vieillards quant à eux, disent qu’ils doivent d’abord
s’assurer que le voisin a bien un chien enragé et refuse de s’en
débarrasser. Ma femme approuve, je les laisse donc faire. Ah ! Comme
ils m’énervent, ces centenaires !
Moi, tout le monde le sait, j’ai trois chiens enragés, cinq cobras
et un lion, mais moi, c’est différent. Mes animaux sont bien
dressés. Mon lion n’a attaqué des voisins que deux fois.
Depuis, on sait qui je suis et ce dont je suis capable.
Les vieux vont inspecter les lieux. Je m’impatiente. Je leur dis de
revenir nous raconter ce qu’ils ont trouvé. Ils disent qu’ils
n’ont vu qu’un chat, pour l’instant, et que les membres
de la famille sont dans une situation humainement déplorable, du fait
de la séquestration que nous leur avons imposée. Le voisin,
devenu malade, est alité. Une proie facile. Ses enfants souffrent de
malnutrition. J’apprends par contre que sa femme s’est un peu
négligée, mais qu’avec un bon entretien, elle sera de
nouveau la plus belle.
Les vieux demandent plus de temps pour poursuivre leurs recherches. Je me
lève et prends la parole :
- Je connais bien mon voisin. Je me souviens du temps où mon père
et lui se chamaillaient. Il est très rusé. Il a dû apprendre
à son chien à miauler. Je vais, moi-même, dénicher
ce chien enragé et l’abattre. Par ailleurs, ce voisin est dangereux,
non seulement pour nous, mais aussi pour sa famille. Il bat sa femme et maltraite
ses enfants. Il est inadmissible d’avoir une telle brute dans ce quartier.
Cette femme et ces enfants ont droit à une vie de famille décente,
comme les nôtres. Il faut les libérer.
Mon épouse, émue par mes révélations, adhère
à ma cause. ( Le voisin n’est pas le seul homme du quartier qui
bat sa femme et maltraite ses enfants, mais j’ai l’effet souhaité
et c’est l’essentiel. Un mari habile doit connaître les
points sensibles de sa femme. Je suis un surdoué dans le domaine, mon
père m’a tout appris.)
Je prends la décision d’aller libérer cette femme et ces
enfants. Je donne au voisin, une minute pour montrer le cadavre de son chien.
Le délai écoulé, je défonce la porte. Je prends
soin de sécuriser la femme, avant de déclencher les hostilités.
Le voisin est si faible qu’il ne peut même pas lever le bras.
Je le décapite, après avoir tout cassé dans sa maison.
Maintenant, il va falloir réparer tout ce que j’ai cassé.
Je m’impose pour accomplir la reconstruction, tâche pour laquelle
je dois être payé. Je prends le carnet de chèques de feu
mon voisin et y inscris un chiffre avec beaucoup de zéros derrière.
Puis, je dis à la belle femme tant convoitée, qu’elle
doit coucher avec moi, jusqu’à ce que je lui trouve un mari convenable.
Les vieillards, voulant participer à la reconstruction, pour avoir
leur part du gâteau, je leur dis :
- Est-ce que cette famille vous doit de l’argent ?
- Oui
- Alors éponger cette dette et ce sera votre contribution.
Ils me demandent alors, où est le chien enragé. Je leur réponds
qu’il a trouvé refuge chez le voisin d’en face.
Demain, j’irai tuer le voisin d’en face, pour « déloger
le chien enragé », et après-demain, je trouverai un prétexte
pour attaquer celui de derrière que je soupçonne d’élever
un chiot qui peut devenir un chien enragé.
Bathie Ngoye Thiam.