(LE SOLEIL, 25 novembre 2002)
J’espère que notre Idy national trouvera une réponse
à ma question.
Je suis immigré en Europe depuis vingt-quatre ans. J’ai séjourné
dans plusieurs pays et dans plusieurs villes. J’ai vu les lois sur l’immigration
changer jusqu’à devenir ce qu’elles sont aujourd’hui.
Avant, un Sénégalais n’avait pas besoin de visa pour se
rendre en France, en Italie, en Belgique, en Hollande, au Luxembourg, en Allemagne...
Maintenant, c’est une autre histoire. Nous sommes partout indésirables.
L’immigration est au cœur des débats. Tout le monde en parle,
sauf les principaux concernés, c’est-à-dire nous, les
immigrés.
Jusqu’ici le « problème » est mal posé. On
se voile la face. Et pendant ce temps nous sommes traités comme des
moins que rien. Quand on parle d’immigration en Europe, on ne fait pas
allusion aux Américains, Japonais, Canadiens ou autres. Nous sommes
les cibles, nous qui venons des pays pauvres.
La première chose que les hommes politiques, aussi bien européens
qu’africains, doivent savoir, c’est que l’immigré,
en débarquant ici, n’envisage pas de s’y éterniser.
Il veut juste acquérir de quoi retourner vivre décemment dans
son pays.
Il y a les étudiants, les « Modou-Modou », les travailleurs
immigrés, les « guerriers », les cadres, les artistes,
les sportifs, etc.
Les étudiants sont très nombreux, surtout en France. Il y a
les boursiers et les non boursiers. Ces derniers ont soit un support financier
de leurs parents ou ils trouvent de petits boulots pour subvenir à
leurs besoins tout en poursuivant leurs études. Ce n’est pas
toujours aisé.
Les « Modou-Modou » sont sans doute les plus fatigués.
Baol-baol ou Niambour-niambour en général, ils sont illettrés
pour la plupart et souvent « sans papiers ». Ils vendent des ceintures,
des lunettes, des colliers, de la pacotille, quoi. Ils vivent fréquemment
à plusieurs dans un même appartement ou une même chambre
et jouent à cache-cache avec la police. Heureusement qu’ils ont
leurs « khassayites ».
Les « travailleurs immigrés », du moins ceux qu’on
désigne ainsi, sont en grand nombre originaire de la région
du Fleuve. Souvent illettrés, eux aussi, ils trouvent ce qu’ils
peuvent comme travail physique ou d’autres tâches que les Européens
ne veulent pas accomplir.
Les « guerriers » sont de jeunes aventuriers aux activités
bien louches. (J’en connais aussi qui ont dépassé la cinquantaine).
Trafic en tous genres, faux papiers, mensonges, escroqueries et bien entendu
des séjours réguliers en prison. Il leur arrive d’avoir
plusieurs passeports ; quand ils sont refoulés, ils reviennent avec
une autre identité. Les passeports ne sont pas tous forcément
sénégalais. (Je me souviens d’un compatriote qui circulait
avec des papiers anglais et se faisait appeler James alors qu’il n’avait,
à ma connaissance, jamais mis les pieds en Angleterre et ne parlait
même pas anglais.) Ils ne donnent certes pas une bonne image de notre
société, mais il y a partout des gens dont le sens de la morale
est autre. « Chacun se débrouille comme il peut », disent-ils.
Et lorsque tout marche bien, ils retournent au Pays, au bout d’une année
ou deux, achètent une bagnole de luxe et construisent une villa. Leurs
camarades d’âge les envient. L’argent n’a pas d’odeur.
Les cadres sont des étudiants qui après avoir fini leurs études
ici, ont trouvé du travail sur place. Il y a aussi ceux qui ont quitté
le pays où ils n’ont pas obtenu un travail correspondant à
leur formations. D’autres sont juste attirés par un salaire plus
approprié. Je connais par exemple des enseignants qui ont profité
de leurs congés, permissions et autres pour venir s’installer
ici et chercher quelque chose, sachant qu’un balayeur de rue, ici, gagne
plus qu’un instituteur en Afrique. A qui la faute ?
Les artistes africains en Europe sont en large majorité des musiciens.
Certains étaient déjà musiciens en Afrique et d’autres
se sont déclarés tels en arrivant ici. Il faut bien être
quelque chose, n’est-ce pas ? Dans le lot, il y a des mi-musiciens,
mi-guerriers. Ils font des soirées, participent à des festivals
et organisent des cours de percussions et de danses africaines.
Les sportifs de haut niveau sont des vedettes que nous connaissons tous. Mais
il y a les autres, ceux viennent tenter leur chance et ne trouvent pas un
club où s’inscrire. Il leur faut donc adopter le système
D et se reconvertir en autre chose. Guerrier, musicien ou « Modou-Modou
».
Il y a d’autres catégories d’immigrés mais j’ai
cité les principales. Mentionnons quand même les prostituées
car leur nombre est considérable. Ce sont des femmes, souvent très
jeunes, qui viennent avec leurs rêves d’une vie meilleure, mais
sans papiers et sans ressources, elles finissent par se rendre compte que
l’unique bouée de secours est le trottoir. Les pauvres, elles
sont les parias des parias. Surtout celles qui sont en France où la
prostitution devient un délit.
L’ABSURDITE DE LA POLITIQUE D’IMMIGRATION EN EUROPE.
Ces temps-ci, les pays européens tombent l’un après l’autre
sous l’assaut de l’extrême droite. (On se souvient de l’arrivée
de Le Pen au second tour.)
Le programme de ces partis consiste à combattre l’immigration
et parfois l’Islam. « Le chômage et l’insécurité
sont dus à l’immigration… », on peut ainsi résumer
leurs discours. Cela leur permet d’obtenir des voix et oblige les autres
partis à se mettre à leur remorque. Chaque nouveau gouvernement
apporte de nouvelles lois encore plus draconiennes que celles du gouvernement
précédent. Or plus la lutte est acharnée, plus la situation
s’empire et le problème prend d’autres tournures.
On place les travailleurs en situation régulière dans des foyers
isolés ou des ghettos nommés « cités » et
on leur reproche leur manque d’intégration.
Puis, il y a les Sans-papiers dont on parle tout le temps. Ils font continuellement
face à des aberrations administratives du style « pour avoir
un titre de séjour, il faut un logement et du travail. Mais sans travail,
on n’a pas de logement, et sans papiers, on n’a pas de travail.
»
Maintenant, dans la quasi-totalité des pays européens, les immigrés
n’ont pratiquement plus d’autres moyens d’avoir des papiers
que de marier des indigènes.
Il y eut un temps où les mariages blancs étaient en vogue, mais
les lois et les contrôles y ont presque mis fin. Il y a encore des cas,
de plus en plus rares, de mariages blancs payants. Les prix avoisinent fréquemment
les cinq milles euros. Les Africains qui ne peuvent pas se permettre de telles
dépenses sont alors obligés d’utiliser d’autres
méthodes. Le concubinage, dans certains cas, donne droit à des
papiers, mais le moyen le plus sûr est le mariage. On cherche alors
une femme, peu importe laquelle, on lui fait croire qu’on l’aime
à la folie, on l’épouse et on est à l’abri
des ennuis. C’est impressionnant, le nombre sans cesse croissant de
couples mixtes qu’il y a en Europe. Mais dans quatre-vingt-dix pour
cent de ces mariages, l’amour n’y est pour rien. J’entends
très souvent de jeunes Sénégalais me dire : « Grand,
tu sais bien que je ne souhaite pas passer ma vie avec cette femme. Dès
que j’aurais mon « éléphant », je ferai mes
bagages. » Par « éléphant » ils veulent dire
« passeport européen ou américain », ce qui me fait
supposer qu’un passeport sénégalais doit s’appeler
"souris". Le mariage donne droit à l’ « éléphant
», au bout de quelques années qui varient selon les pays. Et
souvent ils font des enfants pour avoir plus de droits. J’en connais
qui, une fois l’ « éléphant » en main,
ont dit « Adieu ! » Femme et enfants sont alors abandonnés.
Je n’ai pas fait de recensement ni de sondage, mais j’estime à
près de 50% le nombre d’enfants métisses dont les parents
sont séparés. Certains Africains laissent une ou plusieurs femmes
au pays et viennent se marier avec une Blanche pour avoir les papiers leur
permettant de travailler pour entretenir leurs familles restées là-bas.
Ils doivent alors mentir ou cacher la vérité. Imaginez les déceptions.
A qui la faute ?
D’autre part cette situation a donné naissance à une autre
forme de « traite des Noirs », d’ordre sexuel cette fois.
Tout Blanc, qu’il soit vieux, moche ou con ou les trois à la
fois, qui veut une belle négresse n’a qu’à se rendre
en Afrique. (Les visas ne posent pas de problèmes.) Là, on a
l’embarras du choix. Il suffit juste de promettre aux gonzesses de les
emmener en Europe. Les vielles femmes blanches aussi trouvent ainsi le moyen
d’avoir de jeunes Africains. C’est devenu banal de voir des garçons
de vingt-cinq ans avec des femmes ayant l’âge de leurs mères
ou grands-mères. Avant, les immigrés travaillaient pendant quelques
années puis rentraient définitivement chez eux. Maintenant, ils se marient ici. Et comme nous produisons plus d’enfants
que les autochtones, il est à prévoir dans un demi-siècle,
l’Europe sera complètement métissée. Qui votera
alors les lois contre l’immigration ?
L’autre problème que pose l’« éléphant
», est que de plus en plus de pays ne nous accordent plus la double
nationalité. (Est-ce un accord entre États africains et européens
?) On n’est plus Sénégalais, mais on travaille pour investir
au Sénégal. N’est-ce pas remarquable ?
MINISTERE DE L’EMIGRATION.
Nous avons un ministère du Tourisme. Des gens sont payés et
des dépenses faites pour le tourisme. Quand on dit « tourisme
», on ne pense pas, bien entendu, aux Maliens qui débarquent
de Mopti ou aux Mauritaniens qui arrivent à dos de dromadaire. Soyons
clair, il s’agit d’un ministère chargé d’accueillir
les Européens et autres qui viennent chez nous. Notre « téranga
» est réputée. En outre le tourisme est bon pour l’économie.
Mais quand j’y pense, il me semble que l’émigration nous
rapporte aussi quelque chose. Des villages entiers sont entretenus par des
émigrés qui construisent des équipements qui normalement
devraient être à la charge de l’État. Vous qui êtes
sur place, pouvez en témoigner… Mais au prix de quels sacrifices
? Tous les obstacles que nous devons surmonter, toutes les humiliations que
nous subissons et cela juste pour réaliser quelque chose dans notre
pays. Ce que nous subissons est parfois une atteinte à la dignité
humaine. On l’aurait fait subir à des ressortissants d’un
pays respecté et leur gouvernement aurait immédiatement réagi.
Si l’administration et la police sénégalaises faisaient
subir, ne serait-ce qu’un tiers de ce que les Sénégalais
subissent en France, je crois que Chirac aurait appelé Me Wade pour
lui dire : « Hey, Gorgui, qu’est-ce qui se passe ? »
Un « Sans papiers » est considéré comme inexistant
par le pays d’accueil, mais il reste bel et bien citoyen à part
entière de son pays d’origine.
Je me dis que s’il y a un ministère pour s’occuper des
étrangers qui viennent au Sénégal, il devrait aussi y
avoir un ministère pour s’occuper des Sénégalais
qui sont à l’étranger ou qui veulent s’y rendre.
NOS AMBASSADES ET CONSULATS.
Vous me répondrez que nous avons des ambassades et consulats, mais alors
là, laissez-moi rire. Un sondage paru sur le Web, avec la question
« Sénégalais de la diaspora, êtes-vous satisfaits
de la représentation diplomatique de votre pays ? », donne (environ)
60 % de « Non, pas du tout », 24% de « Oui, mais ils peuvent
mieux faire. », 11% sans opinion et 5% de « Oui, absolument ».
Même pour faire renouveler son passeport, on a toutes les peines du
monde. Nos administrateurs travaillent au rythme dit sénégalais,
ils mettent, parfois, jusqu’à deux mois pour signer un papier.
Pendant ce temps, l’immigré qui fait face à l’administration
occidentale, laquelle n’attend pas, se retrouve dans de beaux draps.
Voyez le cas des étudiants boursiers de l’Etat. Il y a quelques
années de cela, et il est peu probable que les choses aient changé,
les boursiers recevaient leur argent vers le 5 du mois (dans le meilleur des
cas). Et comme il fallait une carte mensuelle de transport (train, métro,
bus), ils étaient obligés de voyager clandestinement, bafouant
malgré eux les lois républicaines. Ça ne fait pas très
sérieux. Je connais aussi l’histoire d’un étudiant
qu’on avait laissé pendant sept mois se débrouiller seul
à Paris avant de lui trouver une chambre dans un foyer Sonacotra pour
travailleurs immigrés, dans un bled paumé.
Si nos ambassades et consulats ont du mal à s’occuper de ceux
qui sont directement à leur charge, que voulez-vous qu’ils fassent
pour les autres ?
Il paraît qu’il y eut un « ministère des affaires
étrangères chargé des Sénégalais de l’extérieur
». Je me demande combien d’immigrés en ont entendu parler.
C’est pourquoi je rêve d’un ministère de l’Emigration
en mesure de nous soutenir.
On entend les dirigeants européens dirent : « Nous avons conclu
tel et tel accords avec tel et tel pays africains pour résoudre les
problèmes de l’immigration. » Il faut vraiment être
naïf pour ne pas comprendre « Nous avons conclu des accords avec
tel et tel pays, qui nous permettront de rendre la vie de leurs ressortissants
encore plus pénible. »
Et qu’on ne me dise pas que l’Afrique se porte bien. Presque tous
nos jeunes ne rêvent que de partir. Et beaucoup risquent leur vie pour
y parvenir. Vous savez, on a beau nous répéter qu’ici
ce n’est pas l’Eldorado, le pain y est tout de même plus
abondant que chez nous. C’est comme si je vidais la maison de mon voisin
(esclavage, colonisation) et que ses enfants affamés venant taper à
ma porte, je leur dise : « Retournez chez vous, je dois nourrir les
miens. »
Il nous faut un ministère qui défende nos intérêts
et nous informe, sachant que beaucoup d’entre nous sont illettrés.
Certains immigrés ne savent même pas qu’ils peuvent voter
de l’étranger.
Un ministère actif et résolu à négocier la régularisation
des « Sans-papiers », comprenant que c’est l’unique
solution. Pourquoi ne pas fixer des quotas, genre « tant d’immigrés
par an » ?
Ce ministère devra aussi s’occuper des problèmes au Sénégal
où obtenir un passeport est tout un trafic. Sans parler de tous ces
truands qui vendent des visas, des quelques agents de l’aéroport
qui piratent des émigrés, les colis « perdus » à
la poste, etc.
L’Europe construit ses remparts contre l’immigration, mais quoi
qu’elle fasse, l’émigration est comme l’exode rural,
ce n’est pas par des lois de plus en plus sévères qu’on
arrivera à la stopper.
Bathie Ngoye Thiam.